LE BONHEUR DE RESTER CHEZ-SOI

Propos recueillis par GUILLAUME DE DIEULEVEULT
17/06/2011     | LE FIGARO

Pour les Français, le temps des vacances est fortement associé au  bonheur de se retrouver en famille et de redécouvrir leur pays. Voilà pourquoi, cet été encore, l’Hexagone est donné gagnant. Boris Cyrulnik, psychiatre célèbre pour sa théorie de la résilience, et Jean Viard, sociologue spécialiste des vacances et du temps libre, décryptent les tendances de notre été.

La France sera cet été la destination préférée des touristes français. Comment l’expliquez-vous?

Boris Cyrulnik – Sur ce sujet, je pense que la peur est une question clé. Il n’y a pas longtemps encore, on allait en vacances dans les maisons de famille. Le mot famille est important parce qu’il implique la familiarité. Or le tranquillisant naturel, ce n’est pas un médicament, c’est la familiarité. Cela signifie être bien chez soi, savoir où l’on va se baigner, où l’on va pêcher, avec qui on va partager un repas, qui on va rencontrer. Les pratiques évoluent, mais ce besoin de familiarité est d’autant plus nécessaire que notre société occidentale génère beaucoup d’angoisse. Pendant les vacances, on se remet en groupe, en famille, et on retrouve le bonheur d’être ensemble, le bonheur de redécouvrir la France.

Jean Viard – Ce que vous dites sur les maisons de famille s’applique aussi aux campings. Ce sont des lieux où les places sont louées à l’année, on y retourne tous les ans, on y rencontre ses premières amours et souvent on y va parce qu’on y allait déjà petit. Ce que cherchent les gens, c’est toujours du lien. On ne va pas au camping tout seul, on va au camping parce qu’on partage des pratiques. Nous, les sociologues, appelons cela du lien social souple. Et vous avez raison, c’est un phénomène fondamentalement familial : plus de 60 % des gens partent en vacances en famille.

Boris Cyrulnik – C’est précisément dans ce cadre que l’on joue à contrôler la peur, à la frôler. C’est le cas avec tous ces jeux de risque des vacances : faire du ski hors piste, se jeter du haut d’un pont avec un élastique, louer un bateau alors qu’on ne sait pas hisser les voiles… Ce sont des choses qu’on ne ferait pas dans les pays pauvres : quand le risque devient réel on n’érotise plus la peur. Et les événements actuels, notamment dans le monde arabe, vont probablement provoquer une modification dans les comportements des Français. Car dès l’instant où le contexte devient insécurisant, on augmente la solidarité familiale, la solidarité du clan, la solidarité du quartier.

Jean Viard – Je suis très curieux de voir comment va évoluer le tourisme s’il y a des progrès démocratiques dans le monde arabe. J’estime pour ma part que dans les dix années à venir, l’Europe peut regagner des parts sur le marché du tourisme.

A condition d’en avoir les moyens, on part aujourd’hui aux Maldives comme on partait jadis au Touquet. Le monde entier est à notre portée. En quoi cela change-t-il la façon dont on appréhende ses vacances?

Boris Cyrulnik – Vous dites « quand on a les moyens » et effectivement, tout est là. A Montréal, au Canada, on a demandé aux gens de dessiner leur espace familier. On a constaté que les pauvres dessinent leur quartier, alors que la Thaïlande ou Paris figurent dans l’espace familier des plus riches. La pratique de l’espace est fortement liée à la condition sociale et à la culture. Cela s’applique bien sûr aux vacances.

Jean Viard – Les destinations sont très différentes suivant les origines. Plus on est populaire, plus il y a une part de retour à l’origine dans les vacances : retour en Bretagne si on est breton, par exemple. Les départs en vacances sont des activités de grande fidélité. Contrairement à ce que l’on croit, 50 % des gens se sont baignés toute leur vie sur la même plage. Il ne faut pas croire que tout le monde part en vacances dans tous les sens : cela a de l’ordre. C’est-à-dire que si on vit en Provence, on va aller à la mer en Provence. Si on habite en Bretagne du Nord, on va à la mer en Bretagne du Sud… Mais il est vrai que les élites sociales voyagent aujourd’hui en dedans du monde. Autrefois, voyager c’était aller en dehors de son univers, à la découverte d’autres mondes. Aujourd’hui, les gens qui peuvent voyager ne découvrent plus le monde : ils ne font que le reconnaître.

Quelle place ont les vacances dans notre vie?

Jean Viard – J’aime beaucoup les chiffres alors je vais vous en donner quelques-uns. Avant 1914, on vivait 500.000 heures, on travaillait 200.000 heures, on dormait 200.000 heures. Il restait à une personne normale 100.000 heures pour faire tout le reste : apprendre, militer, aimer, se promener… Aujourd’hui en France, l’espérance de vie moyenne est de 700.000 heures. La durée légale du travail est de 63.000 heures. Nous étudions 30.000 heures, dormons 2 heures de moins par jour. Résultat, quand j’ai fini de dormir et de travailler, il me reste 400.000 heures pour faire autre chose.

Et que fait-on?

Jean Viard – On fait des tas de choses. On passe 100.000 heures devant la télévision…

Boris Cyrulnik – Ça, c’est vraiment un raisonnement de sociologue !

Jean Viard – D’accord, mais ce sont des changements qui montrent qu’on ne vit plus dans la même civilisation qu’au début du XXe siècle. On passe devant la télévision autant de temps qu’au travail et à l’étude ! Les vacances et la télévision sont les deux grands lieux de l’innovation de ces cinquante dernières années. C’est là qu’on a appris de nouvelles relations, de nouvelles façons de s’habiller, de se comporter.

Boris Cyrulnik – Je ne sais pas faire ce genre de raisonnement, mais je pense à une petite fille qui arrive au monde aujourd’hui et qui se dit : «Je vais dépasser les 100ans. Je vais avoir 2,1enfants. Qu’est ce que je vais faire des 98ans qui me restent à tirer?» Le résultat, c’est qu’elle se considère comme un individu, alors qu’avant elle se pensait comme un maillon de survie.

Jean Viard – Un relais.

Boris Cyrulnik – Oui, une personne qui se disait «il faut vite que je mette au monde des enfants, des garçons de préférence, parce qu’ils me soutiendront à la fin de ma vie». Il y avait une solidarité par contrainte alors qu’il y a maintenant une solidarité affective. Si l’on s’aime bien, on part en vacances ensemble.

Jean Viard – Exactement. Nous sommes dans une société de l’affection. On n’arrête pas de créer des moments du câlin collectif. Parce qu’on en a énormément besoin. C’est ça, les vacances.

Des câlins collectifs?

Jean Viard – Oui des câlins ! Le départ en tribu, les vacances en famille, c’est un ensemble de pratiques affectueuses. On n’a jamais autant parlé à nos enfants ! Ni à nos parents ! Il faut arrêter de faire comme si on était une société de la déstructuration. Nous sommes dans une société de la reconstitution du lien affectif.

Alors les vacances sont une sorte d’antidépresseur?

Boris Cyrulnik – Elles font partie des rythmes équilibrants. On ne peut pas travailler tout le temps sinon on risque le burn-out. Cela arrive aux gens qui ne savent pas vaquer. Tout le monde chante leurs louanges, ils travaillent énormément, et un jour, ils s’effondrent. C’est une production de la culture du sprint. Biologiquement et psychologiquement, il faut des ruptures de rythmes. Il faut des moments d’inversion, de repos, d’ennui…

Jean Viard – Paradoxalement, c’est la révolution industrielle qui a supprimé les alternances de rythmes. Dans les sociétés anciennes, il y avait les alternances de saisons, auxquelles on avait rajouté les alternances religieuses. La révolution industrielle nous a fait travailler sept jours sur sept. Les luttes sociales de l’après-guerre ont permis de reconstituer les alternances anciennes. Et depuis la mise en place des 35 heures, la nouvelle préoccupation est le pouvoir sur son emploi du temps. Ce n’est plus tellement le nombre d’heures travaillées qui compte, mais le moment où on peut les positionner dans sa vie. Il y en a qui choisissent le moment où ils peuvent travailler et d’autres qui le subissent. Toute la différence est là. Et dans la capacité à maîtriser le temps. Car dans cette société de vitesse, le nouveau luxe, c’est la lenteur.

Les vacances, une façon de vivre sa vie rêvée?

Jean Viard – L’essayiste Pascal Bruckner dit qu’aujourd’hui une vie réussie est une vie romanesque. Ce n’est plus une vie dont on a bien franchi les étapes : le travail, le mariage, l’armée… Ce qui compte à la fin de sa vie, c’est de pouvoir raconter une histoire.

Boris Cyrulnik – J’appelle ça les chapitres de la vie.

Est-ce que les vacances permettent d’écrire une page de ce roman?

Jean Viard – C’est un chapitre essentiel.

Boris Cyrulnik – Le loisir et les vacances sont un projet d’existence pour les jeunes couples. On travaille comme on peut, mais l’entente repose d’abord sur la façon dont on va partager ses moments de vacances.

Jean Viard réédite son Eloge de la mobilité aux Editions de L’Aube, 254p., 8,90€. Dernier ouvrage paru de Boris Cyrulnik: Mourir de dire. La honte, aux Editions Odile Jacob, 272p., 22,50€.

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