Je salue ici Denise et ses analyses toujours si justes.  Et le DEVOIR qui les publient.

Huit millions

Denise Bombardier 17 décembre 2011  Québec
Vous vous souvenez du temps où nous étions six millions? Il fallait se parler, comme nous invitait à le faire une publicité de marque de bière. C’était une époque où nous avions l’impression de tous nous connaître dès que nous sortions de Montréal. C’était en 1976, l’année de tous les espoirs. Le premier ministre René Lévesque était adulé par une majorité de Québécois et commandait le respect de tous les autres. On croyait au changement, à un dépassement collectif, à la solidarité. On croyait au bonheur, au début d’un temps nouveau que chantait Renée Claude. La moitié des gens n’ont pas trente ans, écrivait Stéphane Venne, l’auteur de cette chanson reprise en chœur par tous ceux qui avaient le 15 novembre porté le Parti québécois au pouvoir.

Je me souviens du Noël qui a suivi ce 15 novembre euphorique transformé en un printemps d’espérance. Ce Noël-là, les discussions dans les familles réunies autour de la dinde traditionnelle étaient si intenses, si passionnelles qu’on en oubliait le goût du volatile. On était six millions à se parler en tentant de se convaincre. Nous nous savions tous en sursis de référendum. Nous voulions tous gagner, oui ou non confondus. Je me souviens de la déclaration solennelle de feu mon beau-père devant ses petits-enfants réunis. «René Lévesque est un bon homme. Ce n’est pas le mien et ça n’est pas mon parti, mais au référendum, jamais je ne voterai contre mes petits-fils.» Cet engagement valait bien toutes les bénédictions paternelles auxquelles il s’était toujours soustrait bien qu’il fût de cette génération où le patriarche exerçait cette prérogative annuelle devant la famille agenouillée.

À Noël 1976, on était six millions à se parler dans le blanc des yeux, sans jeter un regard sur le téléphone intelligent, sans twitter ni envoyer des textos pendant les discussions enflammées. On traversait des rues où les gens s’étaient donné le mot pour mettre des sapins multicolores devant leurs portes, où tous les édifices publics se disputaient l’honneur d’avoir le sapin le plus haut, le plus gros, le plus scintillant, avec ou sans crèche. À Noël 1976, les vieux se sentaient rajeunis et les jeunes, fous, bougalous et un peu stone, faisaient encore semblant de respecter leurs aînés qu’ils s’appliquaient à convaincre du bien-fondé de l’indépendance.

À Noël 2011, on est huit millions et le moral collectif est en berne. Et cela semble plus difficile de se parler malgré toute la quincaillerie technologique. Noël pose problème quand on est huit millions de Québécois au passé tricoté de moins en moins serré. On est huit millions, les vieux sont plus nombreux que jamais, la natalité moindre et les horizons multiculturels. Finis les rigodons, les chansons d’Édith Butler, les «fais du feu dans la cheminée, je reviens chez nous» de Ferland. Noël se chante souvent en anglais, les accommodements raisonnables sont à l’ordre du jour et au coeur des discussions dans les réunions de famille et ce qu’il en reste. À Noël 2011, les statistiques publiées cette semaine le démontrent, l’espérance de vie atteint des sommets alors que l’espérance tout court déserte de plus en plus de personnes, jeunes ou vieilles.

À Noël 2011, nous sommes huit millions de Québécois, et parmi les croyants fervents, de plus en plus ne sont pas chrétiens. Une minorité grandissante ne peut pas chanter Ô Canada, terre de nos aïeux, mais ils pourraient reprendre en choeur «terre de nos descendants». La langue française n’est plus la langue maternelle d’un nombre croissant de nos compatriotes. Comment interprètent-ils notre fierté d’être Québécois? À nous regarder vivre et parler, y croient-ils? Nos nostalgies respectives ne peuvent pas être partagées, et en ce sens, Noël, que cela dérange ou pas, demeure une fête problématique. D’ailleurs, elle l’est déjà pour tous les «de souche» qui ont arraché avec rage ou indifférence ces racines religieuses qui ont défini notre identité, c’est-à-dire notre vision du monde et de nous-mêmes dans nos rapports aux autres ou à une quelconque transcendance.

Nous sommes huit millions, et pour des raisons diverses, plus ou moins avouées, plusieurs sont portés à penser que cette évolution culturelle, irréversible à l’évidence, ne peut être source de préoccupations légitimes. Ce temps de l’année, au contraire, oblige à réfléchir. À nous interroger sur notre propre fidélité à nos convictions, sur notre solidarité aux autres, ceux que l’on aime inconditionnellement mais aussi à nos amis, nos connaissances et plus largement nos compatriotes québécois, ces huit millions de gens qui partagent un même territoire sans partager les mêmes mythes, les mêmes symboles, les mêmes héros.

Nous sommes huit millions à Noël 2011, et qu’une grande partie des Québécois soient plongés dans une nostalgie qu’ils tentent de revivre dans ces fêtes de retrouvailles familiales et amicales ne devrait pas porter ombrage à quiconque. Et tous les très vieux devraient, à Noël, radoter devant les enfants croulant sous les cadeaux de leur temps où, à minuit, à l’heure où Jésus naissait, il tombait de la neige ouatée et où ils se réjouissaient de l’orange qu’ils recevaient en cadeau.

Joyeux Noël et bonne année à tous!

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N.B.
Et puis, en plus d’être polémiste et à l’occasion pamphlétaire,  elle est l’auteur de nombreux livres, dont celui-ci et tant d’autres qui font sourire et réfléchir.
Nous nous voyons peu, mais je l’aime beaucoup.  Elle est forte et généreuse, déterminée et fragile, lettrée et sensible, féministe et féminine, sincère, avec un formidable sens de l’amitié.   Elle pense ce qu’elle dit et dit ce qu’elle pense.  Elle est droite et directe comme une flèche et fait mouche (presque) à chaque fois.  Que ça plaise ou non.
À Paris, à Montréal ou ailleurs, elle « tient salon » et ses dîners sont toujours pimentés de propos vifs et intelligents, ses invités sont brillants et drôles.  Son Jim est un être délicat et formidablement lettré, avec un sens de l’humour rafraîchissant.   La compagnie des dames l’enchante, ce qui prouve sa grande intelligence.
Denise, c’est Madame de Sévigné 3.0, c’est d’Artagnan, en robe du soir…
Un beau et rare mélange.

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